WOID XXII-11 Où mène la guerre des idées
OÙ MÈNE LA           « GUERRE DES IDÉES    ».
WOID XXII-11 /agence france libre/ /tales from the vienna 'hood/

« Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C'est la première fois qu'un homme de droite assume cette bataille-là ». Nicolas Sarkozy, Le Figaro, 17 avril 2007.

« Nous ne sommes pas dans un exercice de confrontation d'idées mais dans une dérive inacceptable ». Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste (PS), cité dans Le Monde, 22 février 2021.


Philosophiestiege. Photo Alexandra Steiner-Strauss


On s’imagine facilement que le nazisme n’est qu’un mouvement de masse ancré dans la violence et l’irrationnel. On oublie que le nazisme est né dans les milieux universitaires viennois à la fin du XIXe siècle, qu’il est ancré dans la crise du rationalisme libéral, et qu’il s’est nourri, comme l’extrême-droite aujourd’hui, des rationalisations et des compromis d’une droite bien-pensante.

Dès 1875 le Professeur Theodor Billroth, scientifique et chirurgien de grande renommée, propose une réforme de l’Université de Vienne qui, entre autres, écarterait les étudiants Juifs ashkénazes, « cette mauvaise herbe, malheureusement pas entièrement déracinable du corps étudiant viennois » [„das leider nicht ganz auszurottende Unkraut der Wiener Studentenschaft“]. Cette adhésion à une tolérance limitée devient, à la fondation de la Première République Autrichienne en 1919, la position de repli pour la majorité catholique et conservatrice qui domine l’État, tandis que la Cité de Vienne, dite « Vienne-la-Rouge », est dominée par une administration social-démocrate. L’Université, qui dépend de l’État, devient le noyau d’une « guerre des idées », une « guerre de position » aurait dit Gramsci qui lui-même avait passé plusieurs mois à Vienne comme délégué du Comintern : c’est le déploiement d’une « puissance douce » en tandem avec les interventions musclées des étudiants nazis, tolérées par les doux penseurs eux-mêmes.  Cependant une association secrète du Professorat, la Bärenhöhle (« la Grotte aux ours ») s’occupe à trouver des prétextes pour renvoyer ou marginaliser les « Judéo-bolchéviques » tout en faisant avancer leurs propres intérêts. La Bärenhöhle n’est en fait qu’une roue de l’engrenage : les professions dites « libérales » sont en crise depuis que la chute de l’Empire Austro-Hongrois a provoqué une catastrophe morale et sociale pour une armée désœuvrée de fonctionnaires de culture allemande réduits à trouver une position dans un pays de moins de 6 millions dont une bonne partie est d’origine tchèque, slovène, juive, etc. Un vaste réseau de fonctionnaires, de professeurs, de juges, d’avocats, constitue une espèce de société a part, catholique, antisémite, anti-démocratique, férue de Grossdeutschtum (nationalisme culturel pangermanique), imprégnée de ressentiments, soucieuse de préserver son privilège épistémique. Même les Nazis ne s’y trompent pas : d’après un rapport réalisé par les services de sécurité du Reich Allemand (Reichssicherheitshauptamt) concernant un rassemblement de chercheurs d’extrême-droite à l’Université de Vienne, 

« Le cercle [d’Othmar] Spann évite de se révéler ouvertement au monde. Ses membres déguisent leurs véritables intentions politiques derrière une prétention à des intérêts purement scientifiques et une recherche objective. »

Les milieux juifs ne s’y trompaient pas non plus ; selon le journal Die Wahrheit (« La Vérité »), sous-titré « hebdomadaire autrichien pour les intérêts juifs » : 

« Ce n'est pas la "question juive", l'objet véritable de la lutte. [Les Nazis] ont reconnu à juste titre que les universités appartiennent à la plus importante de ces structures: elles sont les centres de la vie intellectuelle, les lieux d'où émanent les poussées les plus fortes et où les formations politiques sont les plus fortement influencées. »

Pour Spann et ses collègues il s’agissait avant tout de mettre leurs adversaires sur la défensive par des accusations de philosémitisme ou de philo-bolchévisme : les ennemis, en fin de compte, n’étaient que les ennemis des amis. C’est ainsi que la Deutsch-Österreichische Tageszeitung, journal sponsorisé par la NSDAP, publie une liste des enseignants juifs et marxistes à l’Université, signalant son anti-intellectualisme par des fautes d’orthographe dans le texte, son appartenance identitaire par le contenu :

« Tout comme les professeurs allemands n'enseignent pas à l'université juive en Palestine, les professeurs d'origine juive ne devraient pas être les professeurs des étudiants du [sic] patrie allemande ! »

Et son opportunisme par la barbouille : parmi les professeurs dénoncés comme Juifs, Moritz Schlick, chef de la Section de Philosophie et illustre animateur du Cercle de Vienne, qui s’occupait de la philosophie du langage. Schlick (ci-devant « von Schlick ») provenait d’une famille protestante de Berlin et se proclamait résolument apolitique, mais le Cercle comprenait aussi Otto Neurath, Socialiste, ex-conseiller économique à la République Bavaroise en 1919 ; ainsi que plusieurs Juives et Juifs, dont Edgar Zilsel qui dès 1924 s’était vu refuser la venia legendi (« droit d’enseigner ») par les soins de la Bärenhöhle.

La calomnie devait porter ses fruits : le 22 juin 1936, Schlick est abattu sur le palier de l’escalier de l’Université pas un ancien élève, Hans Nelböck, à qui Schlick avait refusé un emploi. Événement des plus gênants pour le régime en place, le Ständestaat (« État corporatiste ») qui, après avoir éliminé les Socialistes par la force, se pose maintenant en protecteur tolérant des Juifs et autres. Nelböck, qui avait un passé psychiatrique, se défend en proclamant que la faute incombait à Schlick, dont la pensée matérialiste avait déstabilisé ses convictions morales et religieuses. Et, pour boucler la boucle, le même argument est embelli dans un journal catholique, Die Schönere Zeit [« Les Temps Meilleurs »], où un certain « Doktor Professor Austriacus » affirme que la pensée de Schlick était naturellement une pensée juive, la preuve étant que « les milieux juifs de Vienne ne se lassent pas de le célébrer comme un penseur des plus importants. » Le simple fait que les idées de Schlick aient eu prise parmi les Juifs prouvait donc que ces idées étaient des idées juives. Et « Austriacus » de conclure :

« Nous voudrions cependant rappeler que nous Chrétiens vivons dans un état chrétien allemand et que nous devons déterminer quelle philosophie est bonne et appropriée. […] Les chaires philosophiques de l'Université de Vienne en Autriche chrétienne-allemande sont pour les philosophes chrétiens !  Récemment, il a été dit à plusieurs reprises que le règlement pacifique de la question juive en Autriche est dans l'intérêt des Juifs eux-mêmes, car sinon une solution violente est inévitable. Espérons que la terrible affaire du meurtre à l'Université de Vienne accélérera une solution vraiment satisfaisante de la question juive ! »

« Moritz Schlick, animateur du Cercle de Vienne, fut assassiné le 22 juin 1936 à cet emplacement. Un climat intellectuel empoisonné par le racisme et l’intolérance a contribué au fait »

Deux ans plus tard, la solution paraissait suffisamment satisfaisante à Othmar Spann pour qu’il débouche une bouteille de Sekt à l’annonce de l’Anschluss allemande.  Quelques heures plus tard il est arrêté par la Gestapo.

Puissance douce, quand tu nous tiens...

Paul Werner.
Photo #1: Alexandra Steiner-Strauss.
1ere. parution: Academia Hypotheses, 2/24/21.